Cauchemar pour Ric Hochet : Tibet disparaît
Rayon de soleil de la bande dessinée franco-belge, Tibet avait la blague facile et le rire naturel.
Né à Marseille à l’époque de Tintin au Congo, il était monté en Belgique dans les années 1930. Élevé au pensionnat, à la baffe et à la débrouille, il découvre Bruxelles à dix ans et gribouille un peu plus tard dans Mickey Magazine où il se lie d’amitié avec le romancier André-Paul Duchâteau. Les deux artistes se retrouveront chez Tintin pour créer Ric Hochet.
Raymond Leblanc, fondateur des éditions du Lombard et du journal Tintin devine le premier chez Tibet un talent prometteur.
L’éditeur lui commande une série jeune public pour concurrencer Mickey. Tibet lance Chick Bill dans un pétaradant western animalier mais Hergé, directeur artistique du magazine, n’en veut pas. « Il avait raison. Quand je voyais la qualité de ce qui était publié à l’époque, Chick Bill était un peu indigne, reconnaîtra Tibet toujours exigeant avec lui-même. J’avais 13 ou 14 ans la première fois que j’ai frappé à la porte de Hergé. Je dessinais la nuit. J’étais crevé à l’école. J’ai pris le tram 4. Il m’a donné plein de conseils. Je rêvais d’avoir mon histoire dans le journal. Plus tard, Raymond Leblanc m’a suggéré d’inventer des personnages animaliers pour rajeunir le public de Tintin. J’ai jeté Chick Bill sur le papier et, tagada, c’était dans la poche ! Sauf qu’Hergé a trouvé ça infantile ».
Leblanc décide tout de même de publier Chick Bill dans Junior, le titre pour enfants des éditions du Lombard. Tibet dessine deux pages par semaine pendant son service militaire, à Dijon, sous l’œil farouche de son lieutenant : « Alors Tibet, toujours dans vos conneries ? ».
Le jeune auteur réinvente le Far West sur le tas et remplace la documentation par des calembours. Chick Bill, c’est une comédie à l’Ouest, où les saloons sont des bars de Marseille. « J’ai commencé tellement jeune dans la BD que je manquais de culture, se désolait Tibet. Leblanc me conseillait toujours de lire Tolstoï ou Dostoïevski, mais les avait-il lus lui-même ? Hergé m’a fait comprendre que Chick Bill était trop farfelu. Il pensait sincèrement que ce personnage ne marcherait jamais. Je l’ai humanisé progressivement, ce qui a permis à Chick Bill de faire son entrée dans Tintin, tout en poursuivant ses aventures dans Junior ! » Près de 70 albums paraîtront au Lombard en cinquante ans.
Mais si Chick Bill est un héros prometteur, c’est Ric Hochet qui va faire entrer Tibet dans la légende du 9e Art. La première rencontre entre Tibet et Duchâteau remonte à 1948. Sept ans plus tard, ils mettent en scène la première enquête du reporter détective Ric Hochet, dont la veste mouchetée et la Porsche jaune font partie aujourd’hui des icônes de la bande dessinée. Le succès de la série n’a jamais faibli, au rythme métronomique d’un album tous les dix mois.
Entre-temps, Tibet sème encore le désordre dans les pages du journal Tintin avec son « petit être supérieur », le Martien Globul. Il signe des portraits dadaïstes du prince Philippe, de Clo-Clo, de Bernard Blier ou de Benoît Poelvoorde dans la galerie de caricatures de la Tibetière. « Je ne suis pas un littéraire, disait-il. Je préfère les grandes fanfares à la petite musique de nuit. J’étais un gamin de la rue. Pas un écrivain ». Pourtant, Tibet doit son succès à ses qualités de raconteur, à sa grande lisibilité et surtout à la façon dont il faisait jouer ses personnages : de purs comédiens. Ses héros sont drôles, crédibles, dynamiques, vivants, comme dans les films de Chaplin, de Pagnol ou de Carné.
En 2007, Tibet avait raconté ses souvenirs de jeunesse dans un roman autobiographique, Qui fait peur à maman ? Il se dégageait de son écriture simple, d’une concision foudroyante, une émotion puissante. La sincérité de l’homme transpirait au travers du livre, qui se refermait sur la mort tragique de sa mère. « On lui a sectionné un nerf dans le cerveau. Elle commençait à avoir peur de ses propres enfants. Il n’y avait pas d’autre issue. Il fallait que la vie continue. J’ai choisi de dessiner et de faire le comique comme Stan Laurel, mon idole au cinéma ».
Tibet est décédé samedi soir, à Roquebrune-sur-Argens, au bout d’un dernier éclat de rire, en regardant une émission humoristique à la télévision. Comme pour nous interdire d’être triste.
P.30 Les amis et les héros de Tibet témoignent
lignes de vie
Mickey Magazine.En 1947, Tibet débute comme assistant animateur dans le journal de Walt Disney.
Héroïc-Albums.
En 1949, Tibet croque sa première série policière, Dave O’Flynn dans cet éphémère magazine de BD belge.
Ons Volkske.
En 1950, Tibet et Duchâteau publient leur première histoire à suivre dans ce périodique flamand pour la jeunesse : De avonturen van Koenraad.
Tintin.
En 1950, Tibet devient maquettiste-illustrateur au journal Tintin, dans lequel paraîtra, en 1955, la première enquête de Ric Hochet.
Junior.
En 1953, Tibet publie dans cette revue pour enfants la première aventure de Chick Bill dans un style très Mickey Mouse.
«Sa personnalité faisait l’unanimité»
entretienNouveau scénariste de Thorgal ou de Blake et Mortimer, directeur général adjoint de Dargaud-Lombard, Yves Sente est entré aux éditions du Lombard en 1991. Il a travaillé pendant près de vingt ans main dans la main avec Tibet, qu’il considère comme le dernier des géants du journal Tintin.
Tibet appartient à la génération dorée de la BD franco-belge, celle qui a fait ses classes dans les magazines. C’était un pur produit du journal « Tintin » ?
Il avait 16 ans quand il est entré au journal, juste après les quatre mousquetaires fondateurs : Hergé (Tintin), Jacobs (Blake et Mortimer), Cuvelier (Corentin) et Laudy (Hassan et Kaddour). Il n’a jamais quitté les éditions du Lombard, dont il a été directeur artistique après Hergé, Bob De Moor... Il était de toutes les fêtes, de toutes les réunions de travail aussi. Sa personnalité faisait l’unanimité. Il était toujours prêt à rire et à s’amuser. Il occupe une place unique dans l’histoire des éditions du Lombard parce qu’il a été le premier auteur formé dans la maison. Tibet, c’est l’image emblématique de la confrérie des auteurs du Lombard. Il était important pour tout le monde, au même titre que ses héros, Chick Bill et Ric Hochet.
Ric Hochet a traversé les générations. Il appartient à la race des grands héros populaires ?
Je pense que la régularité extraordinaire de Tibet explique en bonne part le succès de la série. A 78 ans, il s’amusait toujours autant devant sa table à dessin, qu’il ne quittait jamais plus de trois jours. Très peu d’auteurs sont capables d’une telle performance artistique. Du coup, Ric Hochet est un personnage qui fait partie de la famille. On est habitué à le retrouver tous les dix mois pour une nouvelle aventure.
Chick Bill est sa création la plus personnelle. Il n’a pas connu la même réussite commerciale que Ric Hochet. Pourtant Tibet ne l’a jamais abandonné. Il y était sentimentalement attaché ?
Chick Bill contenait toute la dérision dont Tibet était capable mais surtout, c’était la réminiscence de son enfance, de l’humour des films des Marx Brothers et de Laurel et Hardy. Il y a aussi de l’humour dans Ric Hochet mais c’est dans Chick Bill que Tibet pouvait donner libre cours à sa marotte des jeux de mots, du burlesque. C’était sa récréation personnelle. Et comme cela ne portait pas ombrage à Ric Hochet, pourquoi se priver de ce plaisir ?
Il n’était pas triste de voir le public moins réceptif à l’humour de Chick Bill qu’aux enquêtes de Ric Hochet ?
Chick Bill vend moitié moins d’albums que Ric Hochet, c’est la réalité des chiffres. Mais la récente réédition de tous les titres en intégrale a permis de faire redécouvrir cette série humoristique au public. Ce fut une très belle surprise pour Tibet qui n’y croyait pas beaucoup et pensait que Chick Bill n’était plus un personnage dans le coup. En fait, l’intégrale a montré que c’est devenu un vrai classique, au même titre que Ric Hochet.
«La rencontre avec Hergé a été la clé de sa carrière»
entretienScénariste de Ric Hochet et ami de Tibet depuis plus de cinquante ans, le romancier André-Paul Duchâteau était effondré dimanche de la disparition inopinée de son fidèle complice. Mais il s’est fait un devoir de rendre hommage à son talent.
Quelle sera la place de Tibet dans l’histoire de la bande dessinée belge ?
Celle d’un ami d’abord, avec lequel je devais fêter la sortie du 77e album de Ric Hochet à la Foire du Livre de Paris au mois de mars. Tibet est parti sans souffrir dans une dernière pirouette, en regardant une émission humoristique à la télévision française. C’est tout lui. Sa place dans la bande dessinée est unique. Il a inventé le réalisme humoristique. C’était un merveilleux raconteur d’histoires, en dessins comme en paroles. C’était aussi un acharné du travail bien fait qui savait s’amuser en dessinant. Je crois que le lecteur ressentait cet amusement et que c’est là l’origine de la formidable complicité entre Tibet et le public. Il faisait remarquablement jouer ses personnages.
Il a fait toute sa carrière au journal « Tintin ». Pourtant, il se sentait plus proche des auteurs de « Spirou ». Franquin, Peyo et Roba étaient ses meilleurs amis dans la profession. Il cachait son vrai visage derrière la ligne claire ?
Il a hésité au début de sa carrière entre Tintin et Spirou. Tibet avait une vraie admiration pour Hergé mais elle était plus grande encore pour Franquin, qu’il considérait comme le plus grand de tous. Je crois que son style est à mi-chemin entre les deux écoles. Tibet excellait à glisser un clin d’œil humoristique dans un récit dramatique. Hergé a été son professeur mais il a su développer sa propre personnalité sans copier simplement la ligne claire. Hergé a d’ailleurs senti ses qualités et s’il s’est montré rigoureux avec lui, c’est pour qu’il donne le meilleur de lui-même. Pour Tibet, la rencontre avec Hergé a été la clé de sa carrière.
Ric Hochet et Chick Bill ont absorbé toute son énergie et sa créativité. Il est mort à 78 ans en laissant deux albums à paraître en janvier en mars 2010. Ses héros ne l’ont pas épuisé ?
A une certaine époque, il dessinait jusqu’à une planche par jour ! Tibet était d’une productivité inouïe avec une force e une régularité de dessin exceptionnelle en bande dessinée, même s’il faisait faire depuis longtemps les décors par d’autres. Il n’était jamais épuisé ni blasé par ses personnages.
Ric Hochet va poursuivre ses aventures ?
Ici 77, le 77e album de Ric Hochet est terminé et sortira comme prévu en mars 2010. C’est l’histoire d’un tueur en série qui s’appelle 77, admire Ric Hochet et veut écrire lui-même le scénario de son prochain album. Nous avons beaucoup ri en imaginant ce récit, Tibet et moi. Pour la suite, avant de disparaître, Tibet était arrivé à la 27e planche du 78e épisode. J’aimerais voir cette aventure terminée et publiée, parce que je crois que Tibet aurait aimé qu’il en soit ainsi.
La bande désopilante à Chick Bill et Kid Ordinn
Le plus chic cow-boy de l’Ouest a dégainé pour la première fois en Arizona, sous le crayon sarcastique de Tibet, en 1953. Au bout d’un récit haletant truffé de fausses pistes et maquetté à la main, Chick Bill, le héros de western animalier, est venu à bout de son ennemi invisible, le fils de coyote Panthario.Voleur de bétail invisible, savant fou et kidordinneries étaient au rendez-vous de cette histoire débridée, emblématique de l’enthousiasme des pionniers de la bande dessinée franco-belge. Tibet enchaînera avec une débauche de gags et d’action dans Les carottes sont cuites. L’intrigue peu vraisemblable des carottes farcies de lingots d’or est sauvée par une cascade de rebondissements et de jeux de mots. Kid Ordinn n’hésite pas à mettre en déroute les Indiens Rabajoas à coup de boules de poil à gratter.
Le troisième album, La route d’acier, marque le tournant décisif dans l’évolution des personnages. Chick Bill perd sa crinière de lionceau, Petit Caniche sa tête de chiot, Dog Bull ses oreilles de bouledogue et Kid Ordinn son groin de cochon. Tibet trouve son style faussement réaliste et pétillant.
Ce western du calembour unique dans l’univers de la bande dessinée franco-belge est à l’image de son auteur : plein d’esprit. Le succès de Chick Bill n’a jamais rivalisé avec celui de Ric Hochet mais, farouchement attaché à son personnage, Tibet a poursuivi ses aventures pour le plaisir. Avant de disparaître brutalement, il avait terminé le 70e tome de la série, Qui veut gagner des filons, dont la sortie en librairie est prévue le 15 janvier 2010.
Ric Hochet, le journaliste détective préféré des Belges
Ric Hochet, c’est le héros idéal. Un sondage de popularité réalisé des éditions du Lombard accorde au reporter détective une cote de 85 % de notoriété au sein de la population belge. Ce score exceptionnel signifie que le personnage est connu au-delà du petit monde de la bande dessinée et que même ceux qui n’ont jamais lu ses albums savent pour la plupart qui il est. Le secret du succès et de la longévité de Ric Hochet ? Tibet et Duchâteau l’attribuent simplement au fait « qu’il retrouve toujours les coupables à la fin ».Reporter au quotidien La Rafale, perspicace et téméraire, Ric Hochet a confondu plus de 300 coupables depuis 1955. Il a débuté dans une histoire courte où il n’était encore que crieur de journaux et menait ses enquêtes en scooter. C’est dans « Relevez le gant », une série d’enquêtes illustrées à résoudre par les lecteurs du journal Tintin qu’il a enfilé définitivement son veston moucheté, aussi indémodable que les culottes de golf de Tintin. Depuis, le journaliste d’investigation de Tibet et Duchâteau a vendu plus de 15 millions d’albums, traduits en quinze langues, et il roule en Porsche jaune grâce au succès de ses romans policiers. Au XXIe siècle, Ric Hochet a pris la carrure d’un classique immortel de la bande dessinée franco-belge. Au contraire de certains héros immuables, il a grandi mais vieillit moins vite que Navarro. Il s’est fixé dans la trentaine, tandis que Nadine, sa partenaire a toujours 20 ans : « la différence idéale entre un homme et une femme pour que ça tienne », disait Tibet. En mars 2010 sortira le 77e album, Ici 77, que Tibet avait achevé avant sa mort soudaine.
Lire l'article original de Daniel Couvreur le 4 janvier 2010 sur le site Le soir
Bulles encore vides pour " Le Soir : Mort d’un maître de la ligne claire "
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